Mémoire du Docteur Bensussan
-
Nous sommes confrontés à un homme âgé de 59 ans, instituteur, retraité depuis 2005.
Monsieur DEGACHE a toujours reconnu avoir eu des gestes de proximité voire de tendresse vis-à-vis de ses élèves, disant avoir entretenu avec eux une relation sous-tendue par un fort investissement pédagogique, dans une conception légèrement désuète de son métier d’instituteur, manifestement très investi et ayant constitué un pôle essentiel de sa biographie. Il parle aujourd’hui encore de la fierté qu’il éprouve du fait que ses deux fils se sont spontanément dirigés vers la pédagogie…tout en étant rassuré de les savoir professeurs dans le secondaire (tous deux sont aujourd’hui professeurs d’Histoire et Géographie).
Monsieur DEGACHE reconnaît volontiers avoir été « tactile » avec les enfants, ne se méfiant pas, se montrant volontiers paternel, soit par des gestes d’affection lorsque les enfants les exprimaient spontanément (le fait de faire la bise en arrivant ou en partant de l’école, y compris, se souvient Monsieur DEGACHE, sous les yeux des parents) soit au contraire par des gestes de réprimande que l’on n’imaginerait plus aujourd’hui de la part d’un instituteur. Il cite comme anecdote (ce fait paraît pourtant capital) une gifle donnée à l’une des principales accusatrices du fait de son comportement « obstinément frondeur » : il aurait d’ailleurs, le jour même, signalé l’incident à son père, qui n’avait rien trouvé à redire au geste de l’instituteur. Il est vrai qu’il s’agit d’une époque où les gestes répréhensibles et la juste distance d’un adulte – notamment un enseignant – envers un enfant n’étaient pas exactement les mêmes que ceux qui sont tolérés aujourd’hui. Cette élève était scolarisée en CM1 et CM2 dans sa classe : il a donc été son instituteur de 1978 à 1980 (deux années scolaires, étendues sur trois années civiles).
Il est donc assez aisé de recueillir de la part de Monsieur DEGACHE des confidences sur sa façon d’être et son comportement en tant qu’instituteur, qui montrent un grand investissement de ses fonctions pédagogiques, mais aussi une absence de précaution ou de la plus élémentaire prudence en ce qui concerne la bonne distance à adopter avec un enfant : ces questions ne semblaient pas se poser pour Monsieur DEGACHE, volontiers paternel, protecteur, au moins jusqu’au début des années 1990.
C’est à partir de cette époque (les années 1990) qu’il fait remonter ses premières interrogations en ce qui concerne son fonctionnement d’instituteur. Il se souvient de la forte médiatisation des affaires de pédophilie au début des années 1990 et dit alors s’être interrogé sur son comportement, se demandant s’il était adapté ou risqué de se comporter de la sorte vis-à-vis des enfants. Il semble hélas, même après cette première phase de doute ou d’introspection, s’être conforté dans la sécurité illusoire que lui donnaient l’absence de tout éprouvé érotique et/ou d’ambivalence ou de trouble à l’égard des enfants :
C’était clair dans ma tête…j’ai réfléchi à tout ça, mais je me voyais comme un père de famille…S’il y en avait un qui avait besoin d’être consolé, je le prenais dans mes bras…Pour moi c’était naturel…La bise, c’était pareil…Quand ils me disaient « au revoir » en faisant la bise, les parents attendaient dehors et voyaient tout…Personne n’a jamais rien trouvé à redire…
Il rappelle que la plainte inaugurale de 1997 émane d’un garçon et se souvient qu’il avait rencontré, avec cet enfant, les pires difficultés. Ses collègues semblent d’ailleurs avoir connu les mêmes :
Un gamin très dur… C’était l’horreur… Il détestait l’école… Mes collègues le laissaient dans un coin au fond de la classe… Moi je m’y refusais… »
« Comme nos prédécesseurs, les Docteurs A et B, nous n’avons pas réussi à objectiver chez Monsieur DEGACHE la moindre pathologie psychiatrique décelable ou évolutive lors de nos entretiens, qui s’étalent pourtant sur une période de plusieurs mois. Nous rejoignons donc en tout point la position de notre confrère le docteur A, selon lequel « aucun signe pathologique n’explique les faits reprochés à Monsieur DEGACHE : pas de signe de psychose, de perversion ni de névrose » [page 4 du rapport d’expertise]
Les principaux symptômes que nous avons pu objectiver concernant son état psychiatrique sont assimilables à ceux d’un syndrome de stress post-traumatique : la seule évocation de la session de Cour d’assises ou de moments fatidiques tels que la lecture de l’énoncé du verdict provoquent chez lui une des manifestations anxieuses essentiellement non verbales, réellement pathétiques à observer : Monsieur DEGACHE se recroqueville littéralement sur son siège, se triture anxieusement les mains, sa mimique exprime une douleur morale, il a du mal à répondre à son interlocuteur. Il a vécu cette session de Cour d’assises comme un moment à la fois infamant et menaçant, cette conjonction représentant pour lui une cicatrice psychologique qu’il ne parvient manifestement pas à surmonter et qui prend même le pas, dans ses préoccupations anxio-dépressives, sur la peur, pourtant légitime et compréhensible, de l’issue de son jugement en appel.
En ce qui concerne l’examen de sa personnalité et l’interrogatoire psycho-sexuel, nous estimons avoir été confronté à un sujet anxieux, discrètement inhibé, psycho-rigide, méticuleux, perfectionniste. On sent un fort investissement des valeurs morales, parfois proche d’un idéalisme, comme lorsqu’il évoque la foi qu’il avait dans son métier d’enseignant, qui explique les répercussions majeures de la procédure en cours : au-delà de la menace sur son avenir et du déshonneur, c’est d’un véritable effondrement psychique qu’il a été frappé.
Les relations familiales sont de bonne qualité, qu’elles soient conjugales ou paternelles et aucune difficulté d’ordre psycho-sexuel n’a été retrouvée. C’est pourquoi, en dépit des nombreux points de convergence avec nos collègues, nous n’estimons pas avoir mis en évidence la moindre structuration perverse, qu’il s’agisse d’une perversité de caractère ou, moins encore, d’une perversion sexuelle que l’interrogatoire ne permet pas de retrouver. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous étonner de la formulation de nos collègues, les Docteurs B, qui en page 7 de leur rapport d’expertise, écrivaient que :
Ces caractéristiques entrent tout à fait dans la définition de la conduite perverse, ce que Monsieur Jean-Paul DEGACHE confirme [nous soulignons].
Il est évident que cette phrase, dont la formulation est probablement maladroite, prête à confusion : ce que Monsieur DEGACHE dit avoir confirmé aux experts est l’existence de gestes de tendresse envers les enfants, reconnaissant une proximité quasi-paternelle d’ailleurs bien décrite dans l’expertise inaugurale du Docteur A, du 17 février 1998. Il est évident que Monsieur DEGACHE n’a pu reconnaître devant l’expert « la définition de la conduite perverse » ce qu’aucun pervers ne ferait, fût-il seulement moyennement intelligent. De telles formulations sont regrettables en pratique psycho-juridique, semblant donner corps à l’hypothèse de la perversion qui peut pourtant difficilement être argumentée sur un plan technique, comme en témoigne l’absence de tout critère en faveur d’un tel diagnostic dans l’expertise du Docteur A et l’absence de véritable argumentation dans celle, pourtant accablante sous cet angle, des Docteurs B. La discussion de nos collègues à ce sujet n’excède d’ailleurs pas quelques lignes, en page 8 de leur rapport et force est de reconnaître, en dépit de leur impression défavorable, le peu d’arguments objectifs en faveur d’une structure perverse. Au point que la supputation semble prendre le pas sur l’analyse :
Ce serait alors le passage vers des actes plus caractérisés, c’est-à-dire d’une approche affectueuse glisser vers une émotion érotisée, et déraper vers des gestes sexuels… L’intéressé le nie, nous ne pouvons aller au-delà dans un processus explicatif de conduite perverse en rapport avec le sujet. Il n’existe pas d’indices de structure perverse.
Enfin, dès lors qu’il nous est demandé d’évaluer la dangerosité de Monsieur DEGACHE au plan psycho-sexuel, il nous semble légitime, dans une affaire de ce type, de donner un avis sur sa propension à l’abus sexuel et sur l’existence éventuelle d’une pédophilie, exclusive ou non exclusive. Il existe effectivement des indicateurs prédictifs d’une propension à l’abus sexuel sur mineur.
Selon une étude très exhaustive de la littérature empirique à ce sujet, ces variables sont :
.. une enfance difficile marquée par des difficultés de relations ou d’identification impliquant surtout la figure maternelle ;
.. la solitude affective, l’isolement social ;
.. l’instabilité professionnelle ;
.. la présence de paraphilies (déviances ou perversions sexuelles) multiples ;
.. des antécédents criminels non sexuels ;
.. l’impulsivité pathologique ;
.. l’abus d’alcool ;
.. la présence de traits de pathologie psychique (outre la déviance sexuelle) ;
.. la pauvreté de l’élaboration mentale ;
.. l’immaturité affective ;
.. une agression subie durant l’enfance ;
.. l’appartenance au sexe masculin.
Force est de constater que le profil psychopathologique de Monsieur Jean-Paul DEGACHE tel que nous l’avons perçu et tel qu’il a été brossé par nos différents collègues (experts psychiatres et psychologues) ne correspond guère à cette configuration. En effet, nous ne retrouvons pas dans le cas présent d’autre facteur de risque que l’appartenance du mis en examen au sexe masculin. La probabilité d’agressions sexuelles itératives sur des mineurs peut donc être estimée faible.
Citons encore notre confrère A, dans sa conclusion :
« L’infraction, si infraction il y a, n’est rattachable qu’à la mimo-gestualité d’un maître qui, sans aucune perversité, a cherché à encourager les élèves »
Le même expert préconise de revoir les gestes autorisés ou appropriés d’un instituteur vis-à-vis des enfants dont il a la charge et ne semble pas, au moment où il rédige, imaginer les enjeux juridiques actuels. Il conclut son rapport par ces termes qu’il pensait apaisants :
« Une simple admonestation doit lui être signifiée : au moment où chacun parle d’inceste, de violence à enfant ou de pédophilie, il convient d’être un peu en recul pour ne pas prêter le flanc à la critique ».
C’est pourquoi il est si difficile d’étudier et donner un avis sur ce dossier avec le regard actuel sur la « bonne distance » entre un adulte, a fortiori enseignant, et un enfant. Il est évident que la proximité physique qui pouvait exister entre l’instituteur d’une petite commune et ses élèves dans les années 1970 ou 1980 a vécu : le seuil d’acceptabilité psychologique est actuellement profondément modifié et, comme en thérapie, le toucher doit être prohibé. Cet élément semble extrêmement important à prendre en considération : si l’on se fonde sur les gestes et le comportement que monsieur DEGACHE reconnaît (proximité physique, gestes de tendresse…) on peut penser qu’ils n’auraient pas généré la même inquiétude ou le même trouble chez les plaignantes émanant de la personne d’un enseignant de sexe féminin. Aucun expert ne se serait alors laissé aller à des supputations sur les nuances entre conduite perverse et structure perverse, ce d’autant qu’aucune plainte n’aurait selon toute vraisemblance été déposée sur la base d’un tel comportement. A l’exception toutefois de la gifle, qui, aujourd’hui et même émanant d’une institutrice, pourrait donner lieu à une plainte de parents…
Il est évidemment impossible de n’envisager dans cette discussion que les comportements que Monsieur DEGACHE reconnaît : mais il n’est pas du domaine de l’expert d’invalider ou, au contraire, de valider les déclarations des plaignantes et nous ne pouvons, prudemment et à l’instar de nos collègues, que donner un avis sur ce qui est reconnu et sur la lecture psychologique ou psycho-sexuelle que l’on peut en faire. C’est d’ailleurs au nom de cette même prudence et des limites de la mission d’expertise que l’on peut s’étonner du caractère péremptoire de l’affirmation du Docteur D, désigné en réquisition pour le rapport d’expertise psychiatrique de l’une des plaignantes. Notre collègue donne en effet un avis assez affirmé sur la véracité. Bien que sa discussion occupe une place extrêmement réduite dans son rapport (six lignes en page 7, dont quatre lignes et demi de citations de la plaignante) le Docteur D semble considérer comme avérés les faits rapportés par la jeune fille, sans qu’il subsiste dans son esprit – en tout cas dans son écrit – de place pour le doute :
Incontestablement, il existe un lien solide entre ses difficultés relationnelles sexuelles générales et contemporaines et l’agression dont elle a été [nous soulignons] victime.